Talaat Pacha, la modernité turque par le sang

mis à jour le Vendredi 16 juin 2023 à 17h36

Lemonde.fr | André LOEZ

Parmi les dictateurs et les bourreaux contemporains, il fait presque figure d’inconnu. Alors qu’on ne compte plus les biographies d’Hitler, de Staline et de Mussolini, la figure de Mehmet Talaat Pacha (1874-1921) n’émerge qu’indistinctement du groupe de dirigeants turcs ayant décidé d’exterminer les Arméniens de l’Empire ottoman, en 1915. Il fut pourtant le maître d’œuvre incontesté de cette politique criminelle et, plus largement, une figure matricielle du XXe siècle.

Ainsi, le livre de grande ampleur que lui consacre Hans-Lukas Kieser ne contribue pas seulement à le faire sortir de l’ombre : il montre son importance à la charnière de deux époques. En réalisant une fusion très originale entre rhétorique révolutionnaire, parti unique, nationalisme obsessionnel et violence d’Etat, il fut le premier à concrétiser et à incarner, dès les années 1910, un nouveau modèle politique, appelé à dominer la période bien au-delà des frontières turques.

L’ascension de Talaat peut se résumer par un drame en trois actes. Le premier prend place, à la fin du XIXe siècle, dans les milieux contestataires d’un Empire ottoman affaibli. Ce jeune homme peu éduqué rejoint les militants révolutionnaires décidés à rejeter le pouvoir du sultan Abdulhamid II et à construire un Etat moderne. Il connaît la conspiration, la prison, l’exil, avant le succès de la révolution jeune-turque de 1908, qui le propulse au premier plan. Député dans la nouvelle Assemblée, il est une figure montante du Comité Union et progrès (CUP), qui dirige désormais.

Ministre tout-puissant

C’est le deuxième acte : l’épreuve du pouvoir. Devenu ministre, Talaat comprend que la consolidation du nouveau régime passe par des compromis avec les fractions les plus traditionnelles de la société ottomane, soudées par l’islam sunnite, y compris en fermant les yeux sur les massacres d’Arméniens perpétrés en 1909. C’est alors que s’élabore le noyau idéologique de son « nationalisme ethnoreligieux », rejetant la tolérance envers les minorités chrétiennes. Bâtir un nouvel Etat, c’est désormais le rendre homogène. Sur ce point, Talaat et le CUP se rallient à la conception de la « turcité » promue par l’idéologue Ziya Gökalp (1876-1924). Celui-ci, montre l’auteur, est le double et le complément de Talaat : le doctrinaire de l’ombre et le dirigeant politique travaillent de concert à élaborer une nation turque et musulmane purgée de toute hétérogénéité.

Un projet que le « cataclysme ottoman » de 1912-1922 permet de réaliser. Ce troisième acte est celui de la décennie de violences (guerres balkaniques, Grande Guerre, guerre gréco-turque) où se radicalisent à la fois cette idéologie et la pratique du pouvoir. Au printemps 1915, l’élimination des « ennemis intérieurs » n’est plus seulement un trope rhétorique mais une politique assumée. La guerre en fournit le prétexte – prévenir une prétendue trahison arménienne. Talaat, tout-puissant ministre de l’intérieur, programme et supervise la déportation et l’assassinat de plus d’un million de personnes, Arméniens mais aussi chrétiens assyriens. Fin août 1915, il déclare à l’ambassadeur allemand que « la question arménienne n’existe plus ».

Ce rôle capital dans le processus génocidaire est magistralement décrit dans les chapitres centraux du livre. Lequel, en dépit d’un propos parfois touffu et psychologisant, contient des leçons d’une portée très actuelle. La synthèse politique élaborée par Talaat Pacha survit en effet à son assassinat, par un vengeur arménien, en 1921 à Berlin. Un Etat fort, soudé par la religion, intransigeant avec ceux qu’il désigne comme des menaces : à sa façon, Recep Tayyip Erdogan vient encore d’en recueillir l’héritage.

Talaat Pacha. L’autre fondateur de la Turquie moderne, architecte du génocide des Arméniens

(Talât Pascha),

de Hans-Lukas Kieser,

traduit de l’allemand par Gari Ulubeyan, préface d’Antoine Garapon,

CNRS Editions, 616 p., 28 €, numérique 20 €.