La Turquie veut mettre au pas ses avocats

mis à jour le Jeudi 9 juillet 2020 à 17h43

Le Monde | Par Jean-François Chapelle | 10 juillet 2020

Le Parlement examine une proposition de réforme des barreaux, derniers lieux de résistance au sein du système judiciaire.

Les avocats turcs n’ont jamais eu leur langue dans leur poche. Dans un système judiciaire largement soumis aux pressions de l’exécutif, ce sont eux qui, depuis des décennies, sont en première ligne sur le front de la défense des libertés individuelles, que ce soit dans les salles d’audience ou à travers les prises de positions de leurs puissants barreaux. Mais, depuis trois semaines, c’est dans la rue et dans les salles des pas perdus que les juristes font résonner leurs diatribes contre une réforme qui pourrait affaiblir leur corporation.

« La défense ne se tait pas, elle ne se taira pas. » Derrière ce cri de ralliement, des milliers d’avocats, robe au vent et, sur le nez, un masque anticoronavirus barré du mot Bölme (« Ne nous divise pas »), ont tout tenté pour infléchir la volonté du gouvernement : marche sur Ankara bloquée par la police, sit-in devant le Parlement, happenings dans les palais de justice.

Sans succès. Le Parlement a entamé, mercredi 8 juillet au soir, l’examen en session plénière d’une proposition de loi sur la réorganisation des barreaux déposée par des élus du Parti de la justice et du développement (AKP, le parti gouvernemental, islamo-conservateur) et de son allié d’extrême droite, le Parti de l’action nationaliste (MHP), qui devrait sans surprise être adoptée grâce aux voix des deux formations.

La principale innovation de la réforme tient dans la possibilité qu’elle offre de fonder plusieurs barreaux concurrents dans chaque département comptant plus de 5 000 avocats – soit Istanbul (48 000), Ankara (18 000) et Izmir (10 000) –, à condition que chacun de ces nouveaux barreaux puisse réunir au moins 2 000 adhérents.

« Centres d’affrontements politiques »

Le chef de l’Etat, Recep Tayyip Erdogan, a justifié la mesure par la nécessité de « mettre en place une structure des barreaux plus démocratique, plus pluraliste, avec un haut niveau de représentativité ». Le vice-président du groupe parlementaire AKP, Cahit Ozkan, s’est montré plus explicite lorsque, à l’occasion de la présentation du texte en conférence de presse, il a évoqué le projet d’en finir avec les « centres d’affrontements politiques et idéologiques » que sont devenus, selon lui, les grands barreaux, et qu’il a mis en cause le manque supposé de représentativité de leurs dirigeants, petitement élus par leurs pairs, dans un contexte d’abstention massive.

Autant d’arguments qui font bondir MTürkan Kurtulmaz Oztürk, présidente de l’association des juristes de Kartal, siège du plus grand palais de justice de Turquie, sur la rive asiatique d’Istanbul. « S’ils sont aussi amoureux de la démocratie qu’ils le prétendent, qu’ils commencent par supprimer le seuil électoral de 10 % pour l’entrée au Parlement, qui a permis à l’AKP, lors de son accession au pouvoir, en 2002, de remporter 67 % des sièges au Parlement avec à peine 34 % des voix, rétorque-t-elle. Mais non, ça, ils ne le font pas. Les barreaux sont l’une des institutions les plus démocratiques de Turquie, et c’est là qu’ils choisissent de faire leur réforme. »

« Nous défendons des barreaux puissants »

La jeune femme, rencontrée à la tête d’un cortège d’avocats protestataires, rappelle que, durant la dernière décennie, la plupart des contre-pouvoirs – médias, universités – ont été muselés en Turquie à coups de procès, d’évictions, de mises à l’index. « Le barreau est l’une des seules institutions qui conserve encore un certain pouvoir. Leur véritable objectif aujourd’hui est de nous affaiblir, de nous marginaliser et de nous remplacer, poursuit-elle. Nous, nous défendons des barreaux puissants, indépendants et démocratiques. »

Concrètement, « la nouvelle loi va permettre la constitution de barreaux “jaunes”, qui vont pouvoir défaire tout le travail que nous accomplissons »,dans des domaines aussi divers que le soutien aux femmes victimes de violences conjugales que dans la lutte contre la torture ou la dénonciation des crimes contre l’environnement, déclare MMehmet Durakoglu, président du barreau d’Istanbul, interrogé par Le Monde.

Le bâtonnier s’inquiète en particulier de la relation illégitime que ne manqueront pas de nouer ces barreaux inféodés au pouvoir avec une magistrature déjà aux ordres, et des conséquences qu’elle aura sur les organisations restées indépendantes. « A cause de cette relation, le client, au lieu de choisir l’avocat le plus talentueux, celui qui connaît le mieux son travail, va préférer celui qui a la meilleure relation avec le juge du fait de son appartenance à tel ou tel barreau », commente-t-il.

Dupliquer l’original

Le procédé n’est pas nouveau dans la Turquie d’Erdogan. A plusieurs reprises, le chef de l’Etat, confronté à une institution retorse – syndicat, organisation patronale ou professionnelle –, a organisé sa duplication dans une version progouvernementale, dont il a ensuite favorisé la montée en puissance tout en s’efforçant de discréditer l’original, de façon à ne plus avoir à le reconnaître comme un interlocuteur légitime.

La réforme devrait en outre permettre la prise en main par le pouvoir politique de l’Union des barreaux de Turquie (TBB), qui exerce un pouvoir disciplinaire sur l’ensemble de la profession. Le texte prévoit en effet que chaque barreau sera représenté par quatre délégués, plus un par tranche de 5 000 avocats adhérents, mettant ainsi un terme au système de représentation proportionnelle intégrale en vigueur jusque-là. « Nous, le barreau d’Istanbul, nous représentons 36 % du nombre total des avocats en Turquie. Mais avec cette loi nous ne détiendrons plus que 4 % des délégués à la TBB », souligne MDurakoglu.

La nouvelle loi devrait ainsi parachever une stratégie au long cours de captation du pouvoir au sein des institutions judiciaires, entamée en 2010 par l’adoption d’une réforme constitutionnelle augmentant le nombre de juges siégeant à la cour constitutionnelle, afin de permettre la nomination de juges proches de l’AKP, suivie d’une autre en 2018 abrogeant le droit pour les magistrats d’élire leurs pairs au Conseil de la magistrature et donnant au président la haute main sur cette institution.

Les auteurs du texte, dont l’examen et le vote devraient durer plusieurs jours, ont déjà prévu la date de cette révolution de velours : octobre pour les élections au sein des barreaux, novembre pour la constitution d’une nouvelle direction à l’Union des barreaux de Turquie. A moins que l’opposition ne parvienne à faire invalider la loi par la Cour constitutionnelle.