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La dignité et la douleur du "petit Londres" d'Albanie


Jeudi 1 decembre 2022 à 04h30

HAS (Albanie), 1 déc 2022 (AFP) — Dans la mairie de Has, l'Union Jack trône au côté d'une photographie encadrée de la défunte reine Elizabeth II. Une forme de reconnaissance pour le Royaume-Uni car la petite ville albanaise doit tout à ses habitants partis travailler outre-Manche.

Et comme leur Premier ministre Edi Rama, les Albanais de Has ne supportent pas les accusations d'"invasion" lancées de Londres à leur endroit. Si partir au Royaume-Uni leur permet de gagner leur vie, c'est au prix d'arrachements douloureux, de périples dangereux et d'un dur labeur qui bénéficie aussi à leurs employeurs britanniques, disent-ils.

Londres a recensé cette année une nette augmentation des arrivées d'Albanais par petits bateaux, 12.000 pour l'instant, contre 50 en 2020.

Mais cela fait longtemps que les ressortissants du pays des Balkans de 2,8 millions d'habitants fuient le chômage en Grande-Bretagne.

C'est particulièrement vrai à Has, surnommé le "petit Londres", où vivent environ 22.000 personnes dans la région la plus pauvre du pays.

Dans son bureau où drapeaux britannique et albanais se côtoient, le maire Liman Morina explique à l'AFP que 80% de ses administrés "survivent grâce au travail dur et honnête de leurs proches en Grande-Bretagne".

"L'émigration est une épidémie qui touche tous les jeunes d'ici, contaminés par l'idée de partir en Grande-Bretagne dans l'espoir d'y construire un avenir meilleur", confirme le sociologue Klodian Kastrati. "L'émigration est la seule vraie ressource pour ses habitants".

- "Virus" -

Dans cette ville du nord-est cernée par les montagnes, on voit partout des maisons en construction, celles des émigrés, ainsi que des hommages à leur patrie d'adoption. Il y a un "Britain" bar, une reproduction des célèbres cabines téléphoniques rouge et des voitures sont immatriculées au Royaume-Uni.

Depuis l'ouverture en 1990 des frontières du pays enfermé pendant des décennies par une dictature communiste paranoïaque, près de 1,7 million d'Albanais sont partis, en particulier en Italie, en Grèce et au Royaume-Uni, selon les statistiques albanaises.

Les migrants ont renvoyé chez eux 376 millions d'euros durant les six premiers mois de l'année, d'après la banque centrale.

Environ 140.000 Albanais vivent au Royaume-Uni, où une partie de la communauté avait rejoint les Kosovars albanais accueillis par Londres durant la guerre sanglante menée contre les forces serbes (1998-99).

Si les élites envoient leurs enfants dans des universités britanniques, le gros des troupes albanaises travaillent dans la restauration ou le bâtiment.

Le pic récent de traversées de la Manche s'explique par l'effet de bouche-à-oreille et des prix relativement favorables réclamés par les passeurs, jugent les habitants.

"Les rumeurs sur le besoin de main d'oeuvre au Royaume-Uni" sous l'effet cumulé de la pandémie et du Brexit "ont circulé à la vitesse de l'éclair", dit à l'AFP Granit Gojani, 31 ans, rentré récemment à Has après une décennie à Londres pour construire son bar. "Tel un virus, le désir de croire plutôt que de savoir a vite déchaîné les foules".

Les autorités françaises confirment l'augmentation du nombre d'Albanais sur le littoral français, y compris parmi les passeurs même si le marché reste dominé par des gangs de Kurdes irakiens.

- "Plaie saignante" -

Ani, un pseudonyme, regrette amèrement d'avoir fait le voyage depuis Dunkerque: "une traversée infernale de plus de six heures à bord d'un bateau rempli dans une mer hostile", raconte-t-il à l'AFP.

Parti fin septembre en espérant un emploi bien payé dans le BTP, il a tenu un mois avant de revenir, cédant aux suppliques de sa mère qui suivait de près les propos désagréables sur les Albanais tenus par une partie des politiques et médias britanniques.

"Au diable les 4.000 livres (4.700 euros) que ce voyage m'a coûté", dit-il. "Je ne suis pas un criminel, j'ai juste rêvé d'une vie meilleure dans un grand pays", poursuit le jeune homme qui se dit dégoûté par ce qu'il a ressenti comme une atmosphère xénophobe. Aujourd'hui, il veut reprendre ses études de droit à Tirana.

La ministre britannique de l'Intérieur Suella Braverman avait en particulier parlé "d'invasion" et de "criminels albanais", ce qui lui avait valu les foudres du Premier ministre albanais Edi Rama. "Les Albanais au Royaume-Uni travaillent dur et paient leurs impôts. Le Royaume-Uni devrait (...) cesser les discriminations (...) pour dissimuler ses échecs politiques", avait-il twitté.

Certes, certains migrants s'embarquent dans des activités illégales notamment pour rembourser les passeurs. Mais "une poignée de gens qui ont des problèmes avec la loi ne peuvent nuire à toute une communauté, dont des hommes d'affaires, des professeurs, des médecins, des ouvriers du bâtiment mais aussi des enfants aspirant à grandir", s'indigne Granit Gojani.

Drita Meshi, 61 ans, employée de mairie, remue ciel et terre pour obtenir des investissements et inciter les jeunes à rester alors que le lycée a enregistré 40 d'élèves en moins à la rentrée qu'en 2021.

Pour elle, "l'émigration est une plaie qui saigne encore". Elle se recueille tous les jours sur la tombe de son fils, tué en 2016 à 32 ans par deux adolescents en Angleterre. Ses deux autres enfants sont à Londres.

Le maire a lancé malgré tout un appel à projets pour édifier une statue de la reine Elizabeth II et ainsi témoigner de la gratitude de sa commune envers le pays de Shakespeare. Lui aussi a quatre frères au Royaume-Uni.

Et Tirana vient d'octroyer la nationalité albanaise à Dua Lipa, méga star britannique d'origine kosovare albanaise, pour avoir promu par sa musique la notoriété des Albanais. Lundi, la chanteuse a réuni dans la capitale albanaise plus de 200.000 fans, dont de nombreux membres de la diaspora.

Les informations ci-dessus de l'AFP n'engagent pas la responsabilité de l'Institut kurde de Paris.